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La graphorrhée du monoblogue
1 octobre 2012

Ne pas plaire à tout le monde

Ne pas plaire à tout le monde sous-entend : nous balbutierons autour de la question de l'éthique dans les soins.

Plaire à tout le monde, j'en ai fait le deuil depuis longtemps, et ce dernier se rappelle à mon bon souvenir régulièrement. Je m'explique : j'ai appris, pendant mes nombreux stages d'étude, à montrer mon désaccord de la manière la plus diplomatique possible, afin de ne pas passer quatre semaines (durée moyenne d'un stage infirmier) en enfer pour cause de manquement à la charte oui-oui qu'on nous demande d'adopter dans la plupart des services (hospitaliers ou non).
En effet, très peu de lieux de stage accueillent leur nouvelle et temporaire recrue à bras ouverts en lui faisant comprendre qu'un regard extérieur est toujours le bienvenu pour prendre du recul sur des situations de soins très régulièrement rencontrées qui appellent du côté soignant des réponses souvent systématisées (autrement dit, peu de lieux de stage sont enclins à entendre qu'une évolution positive de pratiques instituées puisse résulter d'un regard neuf et relativement neutre).

Le statut de stagiaire a cet énorme avantage d'offrir la place d'élément extérieur à l'équipe (donc non impliqué dans tout le passif qui peut exister, les histoires interpersonnelles, les relations privilégiées et leurs pendants, les rumeurs qui circulent...), tout en étant pleinement immergé dans cette dernière. Cherry on the cake, le stagiaire est - plus souvent qu'on le croit - perçu comme un être insignifiant, potentiellement décérébré qui ne peut saisir que ce qu'on prend la peine de lui expliquer en détail. Autrement dit, bien des équipes se leurrent sur les capacités d'observation et de déduction de leurs étudiants en stage.

Mais, si on se montre sous un autre angle - à savoir un mini-soignant dans sa blouse toute neuve qui se permet de faire partager ses candides réflexions et remarques, ou qui pose des questions qui dérangent un peu l'ordre établi et soutenu par la majorité - on est immédiatement dévisagé, inspecté de plus près, mis à l'écart des confidences que l'on croyait pouvoir se faire entre collègues et en la présence de l'être quasi transparent appelé stagiaire. Mieux, l'élément perturbateur se verra lui-même plus qu'observé dans son travail, qui devra alors être irréprochable (sous peine de lynchage public gratuit) : des pansements faits dans les règles d'hygiène les plus strictes (que n'appliquent pas la moitié des services, faute de temps et de moyens, principalement) à la vitesse de l'éclair (chose qu'on commence à savoir faire après quelques années de diplôme), des traitements qui devront être sus par coeur, jusqu'aux effets secondaires les plus rares et aux interactions les plus improbables, des transmissions écrites et orales parfaites, une tenue propre (c'est le minimum) mais aussi sans faux pli, SVP, sous peine de remarque cinglante devant l'équipe au complet, médecins compris (si, si, ça m'est arrivé)...

Il y a cependant des personnes - plus que des équipes entières - qui sortent du lot. Des personnes qui elles-mêmes ont eu ce vécu d'être parachutées dans un monde de personnalités et d'apparence, de décideurs et de suiveurs, et qui ont appris à "infiltrer" le système, ou qui, simplement, arrivent à s'en accommoder tout en faisant leur boulot comme elles l'entendent, en subissant a minima la déformation que le travail en équipe implique. Ces personnes sont précieuses, fortes, et incarnent un solide étayage pour les soignants en devenir qui ont bien du mal à arriver à suivre leur idéal de soins sans se laisser lobotomiser par la force de l'usure qu'exercent les équipes débilisantes (plus nombreuses que je l'avais imaginé).

Ce que je suis en train d'exposer mérite sûrement quelques exemples, même s'il me semble que les remarques que je peux faire sont bien générales et peuvent s'appliquer au contexte de n'importe quelle "entreprise" : L'hôpital en est une, puisque pour discuter de son fonctionnement en assemblée générale, on utilise maintenant le terme de "produits" pour désigner les patients.

Pour en revenir au statut de stagiaire/jeune diplômé, le "nouveau" soit s'adapter, et ne pas remettre en question ce qui est préalable à son arrivée. Le changement fait peur, une fois qu'on occupe une place dans une équipe lambda, car il remet en question l'économie de pensée que permet un service de soins qui fonctionne de manière systématisée.

C'est certainement pour cela que j'ai choisi, une fois mon diplôme en poche, un service "en crise", où rien n'est a priori institué (ce qui est catastrophique, car il y a quand même besoin d'un minimum de cadre pour permettre à une équipe de fonctionner). Mes nombreux lieux de stages enclavés dans des pratiques répétitives et non interrogées/interrogeables m'ont radicalement dégoûtée de ce type d'atmosphère... Type : on prend le travail là où la précédente l'a laissé, sans batailler sur les prescriptions médicales ou les soins infirmiers, et surtout sans évoquer la particularité du patient - le fait que chaque individu soit unique et ait des besoins particuliers n'est que trop rarement pris en compte. Là encore, le temps et l'organisation du travail y sont pour beaucoup.
Les individus qui n'y réfléchissent pas spontanément (et ce pour toutes les meilleures raisons du monde ; l'épuisement psychique que provoque la confrontation quotidienne à des souffrances toujours renouvellées étant la cause principale) devraient disposer d'un lieu, d'un moment, où un tiers (psychologue, le plus souvent), pourrait reprendre les situations difficiles (toutes), inviter les soignants à exprimer leurs ressentis et soutenir l'équipe dans la construction constante et continue d'un projet cohérent pour chaque patient accueilli. Sans vivre dans le monde des Bisounours, c'est quelque chose de possible (cela existe), pourvu qu'on s'en donne les moyens : ici entre aussi en jeu l'administration, les dirigeants et décideurs qui n'ont plus aucun lien direct avec le terrain, bref, le côté obsessionalo-paranoïaque chiant et inaccessible (vu du petit poste et de la cervelle atrophiée de l'infirmier), dont j'aurais maintes occasions de reparler plus précisément.

La formation infirmière est passionnante, surtout sur le terrain : les stages sont exténuants pour toutes les raisons que je viens de développer (de manière incomplète), mais l'enrichissement est considérable. Mais ça, on ne s'en rend compte qu'une fois à distance, "hors de danger" - c'est à dire une fois diplômé.

Pour en terminer avec les généralités et étayer un peu ce trop dense article de quelques exemples ; moi, je me suis rendue compte de ce que j'avais appris en tant que stagiaire à l'instant même où ma cadre m'a accueillie dans le service où j'ai pris mes fonctions juste après le diplôme - service où j'exerce encore (et elle non). Je me suis vraiment rendue compte, à cet instant et dans mes premières semaines d'exercice, des efforts que j'avais déjà déployés pour être le moins prise à partie possible, pour faire mes soins comme je l'entendais tout en restant d'une lissitude à toute épreuve pour ne pas donner d'amorce à d'éventuels embêtements futurs (les mêmes que j'observais prospérer chez mes co-stagiaires lorsqu'ils avaient le malheur d'en dire/faire/montrer un peu trop). 

Pour reprendre mon exemple, la situation était très simple : je débarquais dans une équipe que j'avais connue en tant que stagiaire (certaines personnes étaient parties et d'autres arrivées, entre-temps), avec une cadre réputée pour un double défaut : sa fragilité personnelle et sa perversion. Cette dernière m'a donc tendu une main chaleureuse au milieu du bureau grouillant d'infirmiers à l'heure de la relève, mais aussi de psychologues, médecins et j'en passe, en me lançant "Je suis contente de vous voir ici ! Nous allons peut-être enfin pouvoir avoir une équipe digne de ce nom !".
Comme entrée en matière dans mes rapports balbutiants avec mes ex-encadrants/nouveaux collègues, je ne pouvais imaginer mieux.
J'ai donc repris mes habitudes de petite stagiaire, j'ai souris en haussant légèrement les sourcils (mimique assez pratique, de manière générale, car elle exprime autant la légère gêne que l'enthousiasme contenu, pour qui cherche à l'interpréter), et l'ai suivie dans son bureau en priant pour que mes collègues ne soient pas trop refroidis et me laissent une chance de faire mes preuves (ce qui fut le cas - ils connaissaient bien l'énergumène).

J'ai donc entamé ma pratique professionnelle - à proprement parler - comme j'avais entamé mes stages : en évitant les pièges.

Si ce n'était qu'un jeu d'évitement et de mots bien placés, si ça n'étaient que des actes et des gestes interagis entre adultes consentants, si tout cela n'était qu'une mascarade faisant perdre son temps à chaque acteur, alors d'accord, jouons ensemble si c'est cela, travailler.
Mais s'il y en a bien - et surtout dans le secteur de la psychiatrie - qui n'ont pas demandé à se trouver au milieu, ce sont les patients. Ou, plutôt qu'au milieu, ils se retrouvent en bout de chaîne : quand tout a merdé depuis tout en haut, ils ramassent.
Je n'aurais certainement pas la même sensation de malaise si je travaillais derrière un ordinateur - même si, j'ai très peu de leurres à ce sujet, les gens bossant dans des bureaux huit heures par jour (ne voient pas forcément) leurs actes avoir des conséquences énormes pour la population concernée, en fin de compte. C'est un peu le principe de la soumission à l'autorité par Stanley Milgram : plus on est proche de celui à qui l'on fait du mal, moins on est enclin à continuer de le faire.
Et l'avantage d'un service comme le mien, où rien n'est systématisé, c'est que chacun a à inventer sa manière de prendre en soin sans filet de secours, ou vraiment à minima, avec une pleine conscience de sa propre responsabilité face à l'état du patient.
L'inconvénient (qui efface presque l'avantage, quand on y réfléchit), c'est qu'on n'est pas armé individuellement pour pouvoir construire du soin sans cadre où l'inscrire - en d'autres termes, le soin se pense à plusieurs, et doit - sinon suivre la même ligne en permanence - se diriger vers un objectif principal. Et lorsque chacun pense isolément son petit objectif, et que les choses partagées ne le sont que dans l'entrebaillement d'une porte, où à voix basse dans un couloir, on a vite fait de voir le mur de près.

Les patients pour lesquels je bosse et leurs familles - car c'est pour eux que je suis là, réellement - traversent eux aussi des crises de vie. C'est aussi cela qui fait l'équipe de soins dans tous les mouvements qu'elle peut connaître : rien ne peut rester stable bien longtemps, tout est bouleversé en permanence, et on ne peut éviter de penser, même par pur confort.

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