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La graphorrhée du monoblogue
23 octobre 2012

Les (petits) complexes pratiques

Je vois souvent une de mes bonnes amies de promotion, qui travaille aux urgences d'un grand hôpital. Comme moi, elle n'a pas changé de service depuis son embauche à la sortie du diplôme, elle y exerce donc depuis deux ans.

A chaque fois qu'on se voit, on ne peut pas s'empêcher de parler boulot, elle me racontant ses anecdotes et moi les miennes, qui ne sont pas du même acabit (quoique, quelquefois), et on se révolte, on relativise, on s'étonne... Finalement, on travaille toutes les deux dans un service de crise, sauf que les miens, c'est dans la tête que ça va pas. Ou dans la famille. Ou dans le corps, d'une certaine manière.

Mais je n'ai jamais massé un infarctus.
Je n'ai jamais fait de suture sur de profondes scarifications.
Je n'ai jamais fait de lavage d'extomac.
Je n'ai jamais reçu un noyé au déchoc, ni vu toutes l'eau et les petites crevettes recrachées par ses poumons.
Je n'ai jamais double-perfusé un patient avec 6/3 de pression artérielle sur un brancard mobile pendant que toute la smala est mobilisée autour de lui pour le ventiler, l'aspirer, et empêcher une hémorragie de lui être fatale.
Je n'ai jamais entendu prononcer un décès.
Je n'ai jamais aidé à accoucher une femme en pré-éclampsie.
Je n'ai jamais eu à porter les co-responsabilités d'un patient que personne n'a le temps de voir/qui s'en va en douce alors que ce qu'il a est suffisamment grave pour qu'il reste/qui désature dans un box alors que je suis occupée ailleurs.
Je n'ai jamais eu la satisfaction de sauver un patient qui allait mourir.
Je n'ai jamais culpabilisé pour un patient qui est mort malgré les soins.

Et il y a tellement d'autres choses qu'elle me raconte, que je n'ai jamais fait et ne ferais certainement jamais. Et puis, il y a des choses qu'on fait toutes les deux malgré les différences de nos deux pratiques. Et il y a ce qu'elle ne connaît pas.

Je me suis déjà fait cracher dessus.
J'ai déjà été menacée de mort (un nombre incalculable de fois).
Je me suis déjà pris des coups - de poing, de pied, des baffes, griffures, morsures.
Je suis maudite sur dix générations et ai reçu des insultes dans au moins cinq langues, ainsi que toutes celles du dictionnaire français.
J'ai déjà vu un collègue se faire tabasser en ayant cette fraction de seconde où je me demande ce que je dois faire (courir appeler des renforts parce que je ne fais pas le poids face au patient de 90Kgs et que je suis seule, ou m'interposer malgré tout parce qu'il est en train de le laminer sec ?)
J'ai (trop) souvent été amenée à maîtriser un patient, pour ne pas qu'il se fasse de mal, pour ne pas qu'il fasse de mal aux autres.
J'ai sédaté par intramusculaire ce même type de patient, en piquant façon "fléchette" au beau milieu de son agitation.
J'ai déjà vécu ce stress d'attendre une "urgence", un patient agité ; ou bien de me rendre rapidement dans un autre pavillon pour cette même raison et pour aider mes collègues à gérer la situation.
J'ai déjà passé des heures au téléphone avec des familles inquiètes, des patients en détresse ne voulant pas se rendre à l'hôpital.
J'ai déjà harcelé au téléphone une famille, un éducateur, un curateur ou un tuteur pour que mon patient puisse enfin avoir des sous-vêtements propres, car il remet les mêmes (ceux qu'on a pu lui prêter) depuis maintenant cinq jours.
Je passe mes journées à essayer de parler et de faire parler des patients pour empêcher qu'ils ne fassent qu'agir - et passer à l'acte, sur eux ou sur les autres.
Je passe des journées entières dans une atmosphère de cris incessants, d'insultes, de hurlements, de pleurs.
Je passe mon temps à détoxifier des conflits latents ou explosifs : familiaux, de pairs, d'équipe, à empêcher que surgisse la violence qui en découle. Souvent, j'échoue. Souvent, il y a des coups - dans les murs, dans les personnes.

Je passe mes journées à me demander quand est-ce que quelqu'un va se pointer et me dire que tout cela sert à quelque chose. Et si un jour j'en aurai vraiment la preuve.

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