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La graphorrhée du monoblogue
14 juin 2013

Accueillir

La "fonction d'accueil" fait partie de notre rôle propre à nous, infirmiers. Dit comme ça, vite lu, ça a l'air logique, ça coule de source, bien sûr qu'on accueille les gens à l'hôpital. Et pourtant.

En hôpital psychiatrique peut-être encore plus qu'à l'hôpital général (et encore, ce n'est pas sûr), il nous est parfois imposé d'accueillir l'inaccueillable - ce beau néologisme désigne tout un tas de symptômes, d'émotions, d'affects et d'actes qui s'inscrivent dans le transfert de manière insoutenable. Ces choses qu'on lit dans le dossier du patient qui va arriver, ou qui est déjà là, cette info qu'on vous transmet par téléphone et qui vous percute de plein fouet. Chaque personne a ses propres empreintes inconscientes, et chacun a également sa manière de réagir - inconsciemment j'entends - et de mettre en acte dans le transfert cette réaction.

Baptiste*, dix sept ans, qui a attouché plusieurs fois ses petits cousins alors qu'il avait quatorze ans et eux, trois et six ans.
Marion, dix neuf ans, qui hurle que les infirmiers ne servent qu'à "shooter", "attacher", qu'ils ne comprennent rien.
Patrice, qui se masturbe tous les matins avec le pommeau de douche.
Armelle, démente, réellement paniquée, qui nous hurle, en balançant ses bras dans tous les sens pour nous atteindre, que nous sommes ses domestiques et qu'on lui vole tout ce qu'elle a. Qui s'effondre ensuite sur son lit, épuisée. Puis qui nous scrute avec un regard perçant dès qu'on rentre dans sa chambre pour s'assurer qu'elle va bien, et qui nous balance "zigouillez moi maintenant" d'une voix glaciale.
Karima, quatorze ans, violée, qui se rétracte au dernier moment et ne porte pas plainte car "c'est de ma faute s'il m'a baisée, je suis qu'une salope". Et qui n'en démordra pas, malgré le signalement envoyé au procureur.
Albert, en fin de vie, quasiment mutique, qui mettra ses derniers efforts pour me demander en murmurant si ça m'amuse de le forcer à se laver tous les jours, s'il n'est vraiment qu'un jouet pour moi.
Maurice, hypomane, qui regarde intensément nos lèvres, nos seins, nos fesses, et qui ne parle que de sexe, sans aucun intérêt pour autre chose.
Estelle, quinze ans, qui tente de se suicider plusieurs fois par jour, au milieu de tous les autres patients ; s'étranglant avec son legging, se scarifiant profondément avec un bout de bouchon en plastique, se jetant sur la porte de la pharmacie dès qu'on l'entrouve, tentant à chaque fois de s'emparer d'un flacon de traitement qu'elle n'arrivera (heureusement) jamais à boire.
Sylvia, dix sept ans, tantôt mielleuse, touchante, avec une voix de petite fille et une demande de maternage, tantôt diablesse insultante qui nous crache au visage et tombe dans le mille en touchant la faiblesse de chacun.
Maïssa, ancienne tôlarde maintenant sans domicile, déformée comme seules peuvent le faire la rue et l'héroïne, qu'on lange comme un bébé à ses quarante huit ans.
Beverley, quatorze ans, qui pour sa première fois a piqué le mec de sa meilleure amie, et, avec, son chlamydia.
Dimitri, un mètre quatre vingt deux pour quatre vingt dix huit kilos, qui m'a arraché les cheveux et balancée contre les murs dans une crise clastique, et qui, en m'entrevoyant trois jours après, me hurle qu'il aura ma peau un jour.
Marie, seize ans à peine, une gueule de petite ange, capable de nous assommer de mots justes et cruels dans une logorrhée qui trouve à chaque fois sa fin par un passage à l'acte hyper violent, auto et hétéro agressif. Qui nous écrit des rap aspergés de son sang où elle nous demande de "la flinguer", et veut "souffrir avant de clamser".
Axelle, psychotique délirante, qui m'affirme apeurée et défiante en même temps, que je lui mets du sel dans ses poumons, que la viole, que je fais brûler sa chambre, et qu'il faut que j'arrête parce qu'elle n'en peut plus.

Il y a aussi eu elle, et elle.

Ce sont ceux qui me reviennent maintenant, ceux que je n'ai pas "digérés", et les actuels qui me mettent en difficulté - il y a des degrés dans l'insupportable, de leur côté comme du mien, mais parfois, je me demande vraiment comment faire. Comment accueillir ce que je n'arrive pas à comprendre, ce qui se manifeste trop bruyamment en écho à mes propres casseroles. Que faire de ce que l'individu projette et balance.

Et en même temps, les seuls patients avec qui je n'ai jamais réussi à faire quelque chose sont ceux qui sont restés dans le silence.

*Tous les prénoms ont bien sûr été changés.

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