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La graphorrhée du monoblogue

8 septembre 2018

Etudiant.e.s - quelles rencontres ?

Tous ces petits étudiants qui galèrent encore à finaliser leurs inscriptions administrative et pédagogique, et qui s'apprêtent - avec plus ou moins de stress - à rejoindre les bancs d'amphithéâtre et salles de cours de la grande Université qu'ils ont (je l'espère) choisie.

A propos de choix, d'ailleurs, et peut-être que j'y reviendrais dans d'autres articles, je suis profondément outrée et frustrée par la libéralisation des études supérieures en général et de l'Université en particulier depuis une dizaine d'années. Le classement de Shangaï, référençant les établissements selon de nombreux critères et permettant un "rayonnement à l'international" (et pourquoi pas à l'intergalactique ?), est à mon sens d'une absurdité sans nom. Tout comme le classement des "meilleurs hôpitaux", ou des établissements scolaires ayant les plus gros pourcentages de réussite au brevet et au bac. Je ne m'étendrais pas, mais cette manière de mettre en avant les résultats pousse forcément à créer une éducation ou une santé à plusieurs vitesses. Les lésés sont toujours les mêmes : ceux qui n'ont pas les mêmes ressources, la même culture des institutions, du monde scolaire, de la science, du médical, etc.

Revenons à ces milliers d'étudiants que je croiserais pendant toute cette année scolaire - sans présenter d'ailleurs un décalage flagrant avec eux - et parmi lesquels j'ai hâte d'évoluer. Déjà, le Master me donnait cette sensation grisante d'avoir quelques heures, dans ma semaine de travail, allouées à la liberté de mes pensées, à la construction de ma réflexion, à la naissance d'un certain "esprit scientifique". C'était dans les espaces interstitiels - si précieux pour moi, depuis toujours - juste avant ou juste après un cours, pendant les quelques secondes ou minutes consacrées au rangement des affaires, au changement de salle, à quelques discussions arrachées au chronos qui m'obligeait à retourner très vite à mon "vrai" travail... que mon regard s'évadait au loin, vaguement émerveillé de l'instant présent, comme figé dans une certaine béatitude.

Ils seront sûrement très différents de moi ; mais qui sait, en croiserais-je deux ou trois spécimens approchants, un peu étranges, un peu paumés entre les grands murs de cette belle Université.

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4 septembre 2018

Et soudain, le doute

Qui tient encore un blog en 2018 ?

C'est cette question qui vient de me percuter de plein fouet. Mon premier blog date du début des années 2000, et ça restait swag jusqu'au début des années 2010. Mais aujourd'hui, dans un monde qui ne supporte plus que l'image ? Les blogueurs et blogueuses se contentent largement d'un compte Instagram, à l'heure où YouTube et Twitter explosent.

S'imposer de lire tout un article sur une page sans couleurs ni mouvement ? Une idée saugrenue, tout bonnement. Et pourtant, c'est souvent au prix d'une petite souffrance - un pavé de mots, sur lesquels on peut buter à tout instant - que l'on retire un peu de plaisir et d'envie d'aller plus loin (soit notre ami le désir, pour les plus psychanalystes d'entre vous).

Pour ma part, j'aimerais (re)trouver ces compagnons de route, écrivants acharnés, raconteurs d'un quotidien qui ressemble un peu au mien. Comme un réconfort quand les aspérités de cette nouvelle vie se feront trop saillantes ; comme un partage, une liaison de vie à vie, d'un moment à un autre moment qui s'en approche un peu, et qui pigmente les formes invisibles de mon propre tableau.

Il faut bien le dire : je suis de celles qui songent à leur chemin de vie comme à un art - qui devient parfois une oeuvre, dans ses hasards les plus incongrus. Un art spontané, dont je me construis continuement un souvenir ; que partager de soi-même, si ce n'est le pur présent - déjà passé - lorsqu'on ne fige rien de ce qui a été vécu ?

C'est sûrement pour cela que j'entreprends ce travail de thèse ; il me faut inscrire quelque chose, quelque part, qui puisse faire date, même à toute petite échelle.

30 août 2018

Rentrée 2018

Ce moment que j'aime tant depuis que je suis môme, malgré l'appréhension des autres, pairs encore inconnus ; malgré ce malaise qui tort le ventre et réveille ma mère par des cris d'effroi. La rentrée, au-delà du supplice de la scolarité, c'est déambuler dans les rayons remplis de fournitures toutes neuves, caresser les couvertures des cahiers de couleurs, comparer les agendas en rigolant avec ma soeur, choisir soigneusement mes stylos, butiner parmi les classeurs, les lutins, les intercalaires...

La rentrée des classes, c'est aussi la fin (symbolique) de l'été ; août agonisant qui promet l'arrivée de la fraîcheur et des feuilles multicolores, de la nature qui se meurt lentement pour mieux renaître au printemps. Point de sanglots ni de violons, mais un grand élan de joie à l'idée de me couvrir de manteaux et d'écharpes pour affronter cette athmosphère qui fait rougir mes joues et transforme mon souffle en une fumée mystérieuse. Et ces matins translucides, où l'air est tellement sec que la lumière solaire se diffracte en mille étincelles à travers les branches nues, et parviens jusqu'à ma table de suppliciée, au fond de la salle de mathématiques. Mes longues rêveries d'hiver...

J'anticipe cette rentrée universitaire. Comment m'habiller pour paraître crédible face à toute une armada d'étudiants en Licence ? Comment saisir l'attention de ceux qui savent plus ou moins ce qu'ils font là ? Comment créer une dynamique dans ce groupe composé de personnes ayant toutes des intérêts et des connaissances divergentes ? Vais-je parler assez fort pour être entendue ? Vais-je formuler suffisamment clairement pour être comprise ? Cette vingtaine d'heures de travaux dirigés planifiée pour le premier semestre sera-t-elle pénible à assurer, ou au contraire, un plaisir tout du long ? Et ma thèse, dans tout cela : aurais-je suffisamment de temps et d'énergie à mettre dans ma recherche ?

Aujourd'hui, j'ai flâné dans la grande librairie à côté de mon lieu de travail - le vrai, celui qui paye mes factures, mon toit et ma nourriture. Une édition poche de Capitale de la douleur a croisé mon regard ; ah ! Ce cher Eluard. Je n'ai pas résisté.

Le tour de votre taille pour un tour de fleur,
L'audace et le danger pour votre chair sans ombre,
Vous échangez l'amour pour des frissons d'épées
Et le rire inconscient pour des promesses d'aube.

Ses poèmes comme des gouttes de douleur dans l'eau froide, comme ce soleil ébloui, à la morte saison. Comme un coup de poignard tout au fond de mon âme ; mais que puis-je piailler là, moi, pauvre oisillon... Poétesse du dimanche, qui, même en rêve, chute toujours.

Reste que c'est la rentrée, et bientôt la belle saison automnale. Je vais m'élancer dans le vide, sans savoir à l'avance, ni pouvoir deviner.

Que sera demain ? C'est bien le sel de la vie, et je le savourerai.

 

10 août 2018

L'infirmière et la science (épisode 2)

L'espace et le temps sont deux éléments qui ont été essentiels au cheminement qui a conduit à ma reprise d'étude. Un troisième acteur, sans lequel rien de tout cela n'aurait eu lieu, se nomme "hasard", même si j'aime à penser que ça n'était finalement qu'une suite de coïncidences, qui m'ont amenée à gravir les marches de l'Université.

Je voulais reprendre une formation, ou bien des études ; quelque chose qui ne soit pas que quelques jours de réflexion. Je sentais que mon cerveau trépignait, ayant soif de nouveaux apprentissages, d'approfondissements théoriques, de mise au travail de ces capacités purement et simplement cérébrales. Il me manquait véritablement quelque chose. Je n'osais en parler, si ce n'est à un ami intime et pourtant lointain, qui m'encourageait de tous ses mots à retourner vers les bancs d'une école, d'une skholè, d'un temps libéré pour mettre mes actes en pensées - enfin !

C'est une vieille connaissance qui m'a suggéré le nom de la faculté dans laquelle je me suis finalement inscrite - sans connaître grand chose du programme de Master. J'ai monté un dossier de financement sans y croire, qui a été accepté par miracle, deux semaines avant la clôture des inscriptions. Bien sûr, je m'étais inscrite bien avant, car cette reprise d'étude était devenue un vrai besoin, essentiel à la poursuite de mon travail. J'avais donc envisagé de mener ce Master sans financement, en ayant négocié une diminution de mon temps de travail. J'ai finalement pu mener cette première année de Master de manière relativement tranquille, libérée sur chaque temps de cours ou d'examen. La deuxième année fut plus périlleuse ; par l'absence de financement, mais aussi car j'étais - et suis toujours - décidée à entrer en doctorat : il me fallait d'excellents résultats.

La science (et la bibliothèque universitaire) me tendent aujourd'hui leurs bras. J'espère écrire une belle thèse, toute emplie des richesses croisées de mes approfondissements théoriques et de mon expérience pratique, toujours renouvelée. Sans me séparer de mes patients, et en expérimentant le métier de chargé de travaux dirigés à l'Université. 

 

 

(A suivre, pendant encore trois ans)

8 août 2018

L'infirmière et la science (épisode 1)

Je l'aime, mon métier. J'aime la vie et les rencontres qu'il m'a offert et et que je découvre encore tous les jours.

Pendant mes études, les stages ont incarné un amour vache : levée à cinq heures trente du matin - c'est à dire au dernier moment - pour embaucher à six heures trente ; rentrée à 23h lorsque j'étais d'après-midi ; puis vint l'expérimentation du rythme de nuit - l'endroit était à l'envers, tous mes organes protestaient contre ce bouleversement.

De matin, les transmissions duraient jusqu'à sept heures quarante-cinq, les deux équipes se passant le relais autour du bureau au milieu duquel était dépliée la grande planification du service. Y figuraient, organisés en un quadrillage plus ou moins élaboré, les numéros de chambre, les initiales des patients, les mouvements (entrées, opérations ou examens, sorties provisoires ou définitives), les soins d'hygiène (aides à la toilette, toilettes complètes, douches à la bétadine, nursings, pédiluves, capiluves, soins socioesthétiques...), les soins techniques (injections, poses de catheter, changements de perfusion, hémocultures, réflections de pansement, prélèvements sanguins ou autres, etc.), sans oublier les informations individuelles essentielles comme les allergies à certaines substances chimiques, la visite médicale nécessaire, et toutes ces petites choses que l'on oublie facilement lorsqu'on ne les a pas sous les yeux au moment M. Un code couleur - différent dans chaque service - rendait cette planification presque joyeuse.

Quelle que soit l'heure des transmissions, c'était en général le ou la stagiaire qui était tout.e désigné.e pour répondre aux sonnettes des chambres, pendant que les informations cruciales s'échangeaient. Déjà que de cette place d'apprentissage, il fallait plus de temps et d'effort pour comprendre et assimiler tout ce qu'il s'était passé et restait à faire, être absent.e ou présent.e en pointillés lors de cette introduction de la journée était une réelle amputation de sens. Cependant, cette dynamique m'a semblée être une certaine tradition, assez inamovible, dans la majorité de mes seize stages.

Lorsque j'ai obtenu mon diplôme - le 25 novembre 2010, après trois années et demi de labeur, de sueur et de stress - j'ai immédiatement commencé à travailler en secteur psychiatrique fermé, le 1er décembre 2010. Enfiler la blouse avait produit un effet étrange et flagrant : j'étais soudainement beaucoup plus sûre de ce que je devais faire - malgré une part d'hésitation encore très importante, mais peut-être plus introvertie.

Je sortais souvent de mes journées de travail déroutée, en proie à un doute profond, des questionnements variés et souvent complexes. J'avais vraiment du mal à "décrocher" ; et les images de ce qui s'était déroulé dans le service me revenaient en boomerang, sans que je puisse rien faire, lors de mes soirées, ou dans mes rêves parfois cauchemardesques. Je gardais volontiers cela comme secret, puisque mes collègues et mon entourage me reprochaient déjà d'être un peu trop impliquée. Mes collègues appréciaient cette posture tout en me mettant en garde : il fallait que je me préserve, que j'arrive à "couper". Mon entourage s'inquiétait un peu que je reste sous pression : je m'évertuais à le cacher, mais lorsque les questions arrivaient sur mon travail, je ne pouvais masquer complètement ces questionnements multiples et toujours actifs.

Finalement, je n'ai pu prendre de la distance qu'en partant de l'hôpital. Embauchée dans une association à taille humaine, j'ai pris du champ sur mon ancienne pratique, je l'ai contemplée d'un peu plus loin chaque jour. Cela fera bientôt cinq ans que j'ai quitté l'hôpital.

La psychiatrie "intra-muros" m'a laissé cette empreinte d'une richesse foisonnante. Et pour cause, ce quotidien tourmenté, la violence des interactions soignant-soigné, mais aussi soignant-soignant lorsque l'unité était en tension. Ces questions soulevées en même temps, tellement nombreuses que je ne pouvais pas toutes les distinguer vraiment, et encore moins chacune les analyser. Leurs traces sont encore présentes à mon esprit, et si certaines interrogations restent en dormance, d'autres demeurent bien vives, toujours nourries de cette expérience passée.

Aujourd'hui, j'ai mis ces questions au travail dans un autre univers : celui de la science. L'université, où j'ai repris mes études il y a deux ans, m'offre cette possibilité de creuser avec précision certains doutes qui restent au premier plan. On pourrait croire que la science, avec ses fenêtres d'observation et de réflexion restreintes, ne peut qu'être très partielle, en focalisant sur une petite partie du problème, sans parvenir à élargir le questionnement, à le généraliser. Ce n'est qu'en partie vrai.

Puisque munie de cette petite lunette pour regarder le monde, je peux enfin parvenir à comprendre, véritablement, certains éléments qui venaient heurter mon quotidien de soignante en sous-marin. Rien de moins scientifique que de dire qu'à présent, je vois dans l'invisible. Et pourtant...

 

 

(à suivre)

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1 janvier 2018

Le père de Clémence et Thibault

C'est un curieux personnage, de stature confortable, avec une poignée de main à vous broyer les métacarpes - ce faisant, il vous sourit en plantant ses yeux bleus très clairs dans les vôtres. A bien y penser, ce sourire pourrait ressembler une grimace de douleur.

Quand il pénètre dans la pièce d'entretien, il fait mine de chercher ses repères : il regarde un peu partout, choisit un fauteuil, se plante devant, enlève tranquillement son manteau. Il pose son sac d'un côté, puis le déplace de l'autre. Il se retourne pour réajuster son manteau sur le dossier, puis ôte ses lunettes, souffle sur les verres et les nettoie avec un petit chiffon qu'il a sorti de nulle part.

Son curieux manège ne s'arrête que quand vous l'interpellez - il semble alors soudainement prendre conscience de votre présence dans la pièce, en levant un regard surpris, qui ne duperait personne.

C'est alors qu'il commence, sans vous donner le temps de dire "ouf", à débiter sa longue litanie sur son ex-femme terrible, terrifiante et méprisable à la fois ; sur sa dépression à lui, qui a duré quarante-cinq ans (il en a quarante-huit) et dont il sort à peine - renaissance ! Cette logorrhée verbeuse tolère mal d'être coupée par mes questions "incongrues" telles que "comment vont vos enfants ?" - il y répond du tac au tac : "mais vous voulez qu'ils aillent comment, avec ce monstre qui leur tient lieu de mère ?!" Il adopte alors cet air mi-outré, mi-surpris que je n'aie toujours pas compris, malgré son réquisitoire détaillé contre le-dit monstre. 

Cependant, si le père de Clémence (12 ans) et de Thibault (14 ans) peut dire que ses enfants ne vont pas bien, il ne parvient à trouver aucun exemple qui lui fasse dire cela. A dire vrai, creuser en ce sens, dans l'entretien, nous met tous les deux face à un vide effroyable, celui de son ego-centrisme, dans l'incapacité de trouver ne serait-ce qu'une anecdote ou un fait qui puisse appuyer ses affirmations.

Et, pourtant, ses enfants souffrent. Clémence ne parvient pas à exprimer ce qui lui arrive en entretien, mais elle pleure beaucoup. Thibault, quand à lui, confie avoir peur de sa mère, et ne pas vouloir inquiéter son père.

-

Sans conclusion a priori, il est cependant des configurations familiales bien étranges. Comment en arrive-t-on à aimer quelqu'un au point de coucher avec lui, de mettre au monde des enfants dans l'optique de les élever ensemble... Pour finalement se déchirer comme deux moires se disputant leur unique oeil ?

8 septembre 2017

Yacinthe

L'avait-elle aperçue au loin, dans les heures blafardes d'une nuit de fête, cet été deux-mille dix-sept à Amsterdam ? Ou était-ce plus sournois, sous-jacent - une ancienne image imprimée comme en relief, dans sa mémoire d'enfant ?

Elle ne sut me le dire.

Quelque chose était venu se greffer, toutefois, sur cette image sexuelle. Ce premier rapport qu'elle décrivait forcé - "j'ai jamais appris à dire non", comme une justification d'elle-même.

C'est ainsi que Yacinthe, après des mois passés au fond de son lit, ses cheveux blonds sales tombant en dreadlocks, avait repris - un peu trop - goût à la vie. Le flamboyant élan l'avait emmenée tourbillonner dans tous les festivals de l'été - "je ne dormais plus, j'aimais trop, tout ça m'a cassée [...] j'y ai perdu mon sens de l'être". Amours à foison, musiques, danses et LSD.

Et Yacinthe n'a pas senti le moment où ça a déconnecté - son corps est resté branché, son psychisme est parti en torsade de pointe. Elle a pris un avion pour Katmandou, au dernier moment, en payant une fortune. Une nouvelle vie commençait, "j'étais persuadée d'avoir trouvé la solution à tous mes problèmes, pour moi c'était le paradis, c'était ma vie, l'accès au bonheur", avant de déchanter sévère.

Dix jours plus tard, retour sur Terre, larmes de crocodiles et cheveux sales. Yacinthe était en descente de LSD et de manie, et elle tentait de faire tenir sa folie dans quelques mots - "j'avais vu quelque chose, j'ai eu besoin de l'oublier".

Le délire parvient quelquefois à estomper l'hallucination. Yacinthe s'est fragilement agrafée au monde réel, tentant de faire tenir tout cela ensemble. Un glissement de sens, consumé comme une allumette.

3 septembre 2017

Le père de Gulven

Il a des yeux bleus pâles estompés par de larges lunettes carrées aux verres épais. Il semble sur le point de pleurer à chaque fois qu’il prononce une phrase – mais aucune larme ne coule jamais. Ce visage apathique et abattu s’accorde avec une silhouette stable, sans tremblements, tranquillement installée dans le fauteuil me faisant face.

Je débute les entretiens presque toujours de la même manière – réservant les formalités administratives à la conclusion, je brise la glace avec un « qu’est-ce qui vous amène ici, aujourd’hui ? » en fréquence basse, sous-ton invitant l’autre à s’exprimer, mettant en retrait mes propres mots. La plupart du temps, ça marche très bien, et les personnes se saisissent de l’espace de parole qui leur est ainsi ouvert. D’autre fois, ça patine, ça hésite, c’est compliqué, ça sanglote tant et si bien qu’il est difficile d’aligner deux phrases sans vider la boite de mouchoirs.

Le père de Gulven, lui, décline calmement les raisons qui l’ont amené à prendre rendez-vous – Gulven a seize ans, et « le dialogue est sur le point d’être rompu ». « On se croise à peine, il n’est jamais chez moi. Il est souvent chez sa mère, qui n’est jamais chez elle. Il traine avec les copains, les copines, il dort avec eux, chez sa mère ou chez eux. Enfin, je crois... La plupart du temps, je ne sais pas où il est. »

Seize ans : le tableau est plutôt incongru, et le fond tranche avec la forme. Je lui demande s’il lui arrive de passer de longues périodes sans savoir du tout ce qu’il se passe pour son fils – il me répond que oui ; pendant ces vacances d’été, il a pu passer quatre ou cinq jours d’affilée sans nouvelles. Il sait qu’il devrait déclarer une fugue – du moins, il le reconnait à demi-mots quand je lui évoque cette action – « je n’ose pas. J’ai peur de rompre complètement la communication. Alors que là, tant que l’on se croise, il me dit des choses, parfois. »

Et, de manière plus générale, comment percevez-vous son état ? Est-ce qu’il semble « aller bien » ? Oh... Trois fois rien. « Il boit pas mal d’alcool quand je travaille – je suis médecin généraliste, je fais parfois des journées de treize heures – je rentre et je trouve quelques bouteilles vides ; la dernière fois il y avait deux bouteilles d’un bon rosé dans le bac, mais bon, ils les ont bues à deux avec sa copine. » Et le tabac, le cannabis ? « Oui, il en consomme, mais je ne saurais pas vous dire combien. Parfois il en laisse traîner... Mais enfin, je n’ai jamais touché à ce genre de choses, alors je ne sais pas. Parfois il dépense beaucoup pour en acheter, mais je n’ai pas bien idée de la quantité que ça fait, il parait que c’est cher... »

Il ne sait pas non plus me renseigner sur la santé globale de Gulven – comble pour un médecin. Il suppose qu’il n’a jamais eu de « gros problème » avec ses consommations, « il me l’aurait peut-être dit, sinon ? » ; c’est bien sur le ton interrogatif que monsieur me répond.

Et depuis combien de temps ça dure, tout cela ?

Ce père m’explique que des conflits ont commencé à éclater il y a deux ans – chez lui, en tout cas : étant en très mauvais termes avec la mère, il ne peut savoir comment ça se passe chez elle. Ces conflits sont exacerbés depuis une dizaine de mois – un peu après la rentrée en seconde de Gulven.

Il n’y a pas de honte chez ce père qui expose ses défaillances sans craindre le jugement, à première vue. Cependant, il ne semble pas si inquiet que ça quant à la sécurité et à la santé de son fils. Ce qui l’embête le plus, c’est qu’il risque de perdre le lien, dans les pérégrinations inconnues de Gulven, qui donne des nouvelles une fois par semaine, et qui, à chaque fois qu’il passe chez son père, y laisse des traces de consommations toxiques importantes. Où est son fils, que fait-il ? Cela ne torture pas ce monsieur. Il lui donne de l’argent quand il en demande – même s’il suppose que Gulven n’en fait pas un usage tout à fait innocent. Par contre, la rentrée approchant, il ne veut pas que son fils « décroche », tout comme il se dérobe de plus en plus à son regard de père.

Monsieur reste serein, comme s’il avait simplement perdu un instant des yeux son enfant dans les rayons du supermarché, et qu’un appel au micro suffirait à le retrouver. Il ne souhaite vraiment pas déclarer les fugues – quand bien même cette formalité relève d’un devoir légal de parent lorsque l’adolescent est hors les murs, hors de portée, hors du regard.

« Pas un seul sms en cinq jours, la dernière fois. Mais je ne suis pas inquiet. » Bon, peut-être qu’il va falloir le devenir un peu, quand même.

18 août 2017

Aglaé

Aglaé a vingt-quatre ans. Son visage est carré, ses pommettes hautes et son port altier. Elle a le physique d'une Aphrodite égarée en ce bas monde. Ses yeux, troublés lorsqu'elle prend place pour la première fois en face de moi, sont d'un vert trouble, tacheté d'or et de noisette.

Tous les soirs, Aglaé met entre deux et quatre heures à s'endormir. Elle n'a jamais parlé à personne de tout ce qu'il se passe dans sa tête à ce moment là. Le moment du coucher, c'est celui où se déploie sa journée, "je me repasse le film", me dit-elle, "je réfléchis à ce que j'ai fait, ce que j'aurais pu faire, ce que je ferais demain [...] je pense au sens de ma vie, au fait que j'ai tout pour être heureuse, et pourtant j'ai l'impression de manquer quelque chose."

Aglaé songe, et c'est un problème. La jeune femme vit en couple depuis six ans - et elle connait son ami, d'une autre nationalité qu'elle, depuis dix ans. Elle est proche de sa famille, de ses amis ; son compagnon le lui reproche, "il faudrait que je sois toute à lui, tout le temps [...] lui, on dirait qu'il n'a personne à part moi. C'est lourd." - Aglaé laisse couler quelques larmes, mais je la soupçonne de contenir aussitôt ce qui aurait pu, alors, émerger.

Les crises d'angoisse l'empêchent de vivre pleinement depuis huit mois. Lorsqu'elle prend les transports en commun, lorsqu'elle partage un bon moment avec des amis, lorsqu'elle repart dans sa famille pour le week-end, lorsque la nuit se fait noire et qu'elle se sent seule : "tous mes muscles se tendent, je ne parvient plus à réfléchir, j'ai la sensation que ma respiration se coupe, comme si je manquais d'oxygène [...] une fois, je suis devenue parano, j'avais l'impression que tout le monde me fixait, je me sentais comme un lapin dans les phares. J'ai loupé mon arrêt de bus, je suis descendue après, j'avais les jambes en coton."

Aglaé tente de se soigner, comme elle peut. "La méditation m'aide à voir la vie du bon côté, je médite pendant deux ou trois heures, ce sont des réunions avec mon groupe. On se retrouve, on médite puis on discute ensuite, ils sont tous bienveillants", malgré ces temps de pause, elle rumine souvent les mêmes questions, aux contours indéfinis. Quand la nuit se fait profonde, ses songes l'emportent dans le même cul-de-sac "je suis avec un homme qui a énormément de qualités que j'apprécie, mais avec lui, je ne peux pas être spontanée, faire des choses non planifiées, me lâcher un peu plus [...], je me dis que je n'emprunte qu'un seul chemin par rapport à tous ceux qui seraient possibles, depuis six ans."

Aglaé ne peut pas dire non, elle est sans cesse prise dans le désir de l'autre. Aujourd'hui solidement arrimée à son compagnon, elle s'accrocha aussi, par le passé, à d'autres figures meneuses et parfois un peu givrées, qui la plongèrent dans un mal-être figé, une sidération du lien entre elle et l'Autre, sans pouvoir élaborer une part de doute. Encore aujourd'hui, dans son développement professionnel, elle se prend au jeu des demandes impossibles à satisfaire, se mettant en position de remplir un énième tonneau des Danaïdes.

Mais son écho, lorsqu'elle me parle, lui parvient de plus en plus clairement. Elle se reprend lorsqu'elle parle de désir, de l'Autre, de sa "dépression" ou de ses "crises d'angoisse" - elle se reprend sans pouvoir mettre les mots justes sur ce qui sonne faux. Elle commence à douter un peu - elle cherche des réponses, encore, toutes faites, toutes ficelées et vraies, livrée par l'Autre qui sait.

Je fais le pari qu'elle apprendra à tolérer les failles de l'Autre - autant que les siennes propres. Ce travail prendra quelque temps, et Aglaé poursuivra son chemin.

23 août 2015

Ingratitude et ambitions secrètes

Voir les mêmes visages tous les jours. Partager les mêmes réflexions et analyses.

Entendre toujours les mêmes histoires anecdotiques : les enfants, la maîtresse, l'école, les parents, la belle-mère, la petite-amie, les projets immobiliers, le sport du dimanche, les dernières promotions commerciales, les difficultés des transports en communs, les travaux dans telle commune... Et, fatalement, la météo.

Avoir un rôle pareil, du jour passé jusqu'au lendemain. En être fatigué, et presque le montrer. Puis, culpabiliser, parce que c'est une chance, tout de même, d'être là. De faire cette version de mon métier, intéressante, stimulante et confortable.

Mais, voilà.

Nourrir secrètement des ambitions complètement hors-sujet. Être attirée vers d'autres domaines - passionnellement, sans pouvoir repousser les assauts de l'imaginaire : et si je devenais artiste, enfin, pour de vrai ?

...

Rien à voir. Laisse tomber. Oublie !

T'as jamais pu suivre ton souhait jusqu'au bout. Infoutue de saisir la chance, il y a presque dix ans de cela. Pourtant, tu aurais pu ! Tu avais les notes, les capacités ! Mais tu as choisi de bifurquer vers un IFSI, comme ça, en laissant tomber tes planches, ton Zap Book, tes graphites et ton encre de Chine. Tu l'as cherché, ce métier ; tu la mérites, cette frustration quotidienne.

Il y a cher à parier, que, même avec une nouvelle chance qui te serait servie sur un plateau d'argent, demain... Tu t'en détournes.

Tellement lâche.

...

Arriver tous les matins à l'heure. Être appréciée professionnellement par ses collègues et partenaires de projets. Être reconnue par sa hiérarchie. Être remerciée par les personnes écoutées et aidées - fleurs, biscuits et chocolats à l'appui.

...

Ça ne te suffit donc pas ?

...

Ingrate.

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