Je l'aime, mon métier. J'aime la vie et les rencontres qu'il m'a offert et et que je découvre encore tous les jours.
Pendant mes études, les stages ont incarné un amour vache : levée à cinq heures trente du matin - c'est à dire au dernier moment - pour embaucher à six heures trente ; rentrée à 23h lorsque j'étais d'après-midi ; puis vint l'expérimentation du rythme de nuit - l'endroit était à l'envers, tous mes organes protestaient contre ce bouleversement.
De matin, les transmissions duraient jusqu'à sept heures quarante-cinq, les deux équipes se passant le relais autour du bureau au milieu duquel était dépliée la grande planification du service. Y figuraient, organisés en un quadrillage plus ou moins élaboré, les numéros de chambre, les initiales des patients, les mouvements (entrées, opérations ou examens, sorties provisoires ou définitives), les soins d'hygiène (aides à la toilette, toilettes complètes, douches à la bétadine, nursings, pédiluves, capiluves, soins socioesthétiques...), les soins techniques (injections, poses de catheter, changements de perfusion, hémocultures, réflections de pansement, prélèvements sanguins ou autres, etc.), sans oublier les informations individuelles essentielles comme les allergies à certaines substances chimiques, la visite médicale nécessaire, et toutes ces petites choses que l'on oublie facilement lorsqu'on ne les a pas sous les yeux au moment M. Un code couleur - différent dans chaque service - rendait cette planification presque joyeuse.
Quelle que soit l'heure des transmissions, c'était en général le ou la stagiaire qui était tout.e désigné.e pour répondre aux sonnettes des chambres, pendant que les informations cruciales s'échangeaient. Déjà que de cette place d'apprentissage, il fallait plus de temps et d'effort pour comprendre et assimiler tout ce qu'il s'était passé et restait à faire, être absent.e ou présent.e en pointillés lors de cette introduction de la journée était une réelle amputation de sens. Cependant, cette dynamique m'a semblée être une certaine tradition, assez inamovible, dans la majorité de mes seize stages.
Lorsque j'ai obtenu mon diplôme - le 25 novembre 2010, après trois années et demi de labeur, de sueur et de stress - j'ai immédiatement commencé à travailler en secteur psychiatrique fermé, le 1er décembre 2010. Enfiler la blouse avait produit un effet étrange et flagrant : j'étais soudainement beaucoup plus sûre de ce que je devais faire - malgré une part d'hésitation encore très importante, mais peut-être plus introvertie.
Je sortais souvent de mes journées de travail déroutée, en proie à un doute profond, des questionnements variés et souvent complexes. J'avais vraiment du mal à "décrocher" ; et les images de ce qui s'était déroulé dans le service me revenaient en boomerang, sans que je puisse rien faire, lors de mes soirées, ou dans mes rêves parfois cauchemardesques. Je gardais volontiers cela comme secret, puisque mes collègues et mon entourage me reprochaient déjà d'être un peu trop impliquée. Mes collègues appréciaient cette posture tout en me mettant en garde : il fallait que je me préserve, que j'arrive à "couper". Mon entourage s'inquiétait un peu que je reste sous pression : je m'évertuais à le cacher, mais lorsque les questions arrivaient sur mon travail, je ne pouvais masquer complètement ces questionnements multiples et toujours actifs.
Finalement, je n'ai pu prendre de la distance qu'en partant de l'hôpital. Embauchée dans une association à taille humaine, j'ai pris du champ sur mon ancienne pratique, je l'ai contemplée d'un peu plus loin chaque jour. Cela fera bientôt cinq ans que j'ai quitté l'hôpital.
La psychiatrie "intra-muros" m'a laissé cette empreinte d'une richesse foisonnante. Et pour cause, ce quotidien tourmenté, la violence des interactions soignant-soigné, mais aussi soignant-soignant lorsque l'unité était en tension. Ces questions soulevées en même temps, tellement nombreuses que je ne pouvais pas toutes les distinguer vraiment, et encore moins chacune les analyser. Leurs traces sont encore présentes à mon esprit, et si certaines interrogations restent en dormance, d'autres demeurent bien vives, toujours nourries de cette expérience passée.
Aujourd'hui, j'ai mis ces questions au travail dans un autre univers : celui de la science. L'université, où j'ai repris mes études il y a deux ans, m'offre cette possibilité de creuser avec précision certains doutes qui restent au premier plan. On pourrait croire que la science, avec ses fenêtres d'observation et de réflexion restreintes, ne peut qu'être très partielle, en focalisant sur une petite partie du problème, sans parvenir à élargir le questionnement, à le généraliser. Ce n'est qu'en partie vrai.
Puisque munie de cette petite lunette pour regarder le monde, je peux enfin parvenir à comprendre, véritablement, certains éléments qui venaient heurter mon quotidien de soignante en sous-marin. Rien de moins scientifique que de dire qu'à présent, je vois dans l'invisible. Et pourtant...
(à suivre)